Tuesday, April 11, 2006

Rollin' & Scratchin'

A l'aube d'une journée brûlante, tu craquais deux de tes petites allumettes pour allumer la première cigarette de la journée, le dos mi-voûté, les pieds dans le moite, protégé par une alcôve qui sentait la grillade et la bière, ultime vestige d'une sociabilité révolue. Le ciel était cramoisi, et du haut de ta tour d'ivoire, tu pouvais tranquillement observer ton îlot urbain, touffes chaotiques construites détruites et rénovées, un gâteau fait de couches mobiles, lourdes et fragiles, qui se mélangeaient comme un grand bazar d'Istanbul. L'échangeur d'autoroute était à un kilomètre, peut être deux à vol d'oiseau. Tout était ouvert, et la pièce se fusionnait avec les bruits et les odeurs de la ville, comme un oeil hybride émanant d'un corps bétonnesque pour mieux voir la mer. Tes nuits étaient bercées par le ronronnement des diesels et le clapotis des vagues sur les rochers, des nuits lysergiques de folie brute, tu restais des heures dégoulinant sur ta grosse machine à écrire, tactactactactac, et au petit matin, à l'aube naissante, tu descendais boire un énorme café noir chez Zappa. Il te demandait comment ça allait, tu hochais la tête, souriant. Cab Calloway avait creusé une niche dans le Juke Box de son petit troquet populaire, dérapant joyeusement sur Minnie the Moocher, les vitres étaient sales et des effluves d'épices et de rotissure venaient se brasser généreusement à celle du café et de la cigarette. Tu prenais le journal, et ta pipe bourrée d'un vieux tabac, tu fonçais vers le parc, tête baissée. Des enfants courraient partout braillant, crachant, jouant la vie et ses injustices éclatantes, eux n'avaient peur de rien, encadrés par des parents mi émus, mi agacés, ils continuaient. A l'entrée, les grilles vertes recouvertes par une fine couche de rouille, et au sol, un sable ocre poudreux, tu t'allongeais sur un banc et tu dormais, le journal dans la nuque en guise d'oreiller, le chant des oiseaux comme berceuse. Dans tes rêveries instables (les bancs ne sont pas larges), tu te promenais dans des limbes grotesques, un carnaval psychotique au rythme heurté regroupant les trainards de tout poil, l'air encore endormi, sur un pont de Brooklyn vacillant sous le poids de toutes ses paupières d'hommes fatigués. Tu ameutais du monde, ça allait barder ! Pour quoi, ça, c'était pour après, les revendications sociales, c'était pas ton truc, tu préférais les grands coups du lapin loufoques. Des corps se tiraient des courants chauds du Gulf stream en rampant sur les berges de la ville, ils sifflotaient des airs d'opéra - et il y avait Martin Luther King ! - avides d'action, ils étaient pâles et pleins d'eau, mais qu'importe. C'était la grande parade rebondissante de l'année, les majorettes gloussantes des 4 juillets prolixes pouvaient se foutre leurs bâtons bien profond, une armée de chair en loque arrivait. Alors, tu te retournais rayonnant vers l'assemblée, et tu criais avec entrain "je paye la tournée les gars !". Bzzzz.
Un môme fouillait avec une branche dans ton nez. La mère accourait, effondrée d'excuses, suppliant de pardonner le petit, brassant du vent et de la poussière entre ses dents blanches et sa langue pulpeuse, tu dormais encore à moitié. Les peintres continuaient de tartiner leur planche, sous la voûte d'une allée d'arbres centenaires, plus vivants que les couples septuagénaires grassouillets qui attendaient et philosophaient, l'impression d'avoir acquis une belle sagesse, les pauvres, ce n'était que de l'ennui. Ta carcasse se posait sur un banc de la bibliothèque dans la demie heure, un petit plongeon glacé chez Burroughs, une rigolade avec Camus, sa peste et son étranger, un dernier vers au bout de la nuit avec le médecin des Enfers, hop tu tentes de séduire sur le tas une jeune stagiaire qui te racle comme une proéminence de peinture sèche sans la moindre pitié.

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